Le fantasme de Lucile

PRIX GÉRARD DE NERVAL DE LA NOUVELLE 2016-
(Thème du concours de nouvelles: « Désirs gourmands au Touquet »).

 

 

LE FANTASME DE LUCILE

Depuis longtemps, Lucile a un rêve. Ou plus exactement un fantasme. Mais malgré son désir de le réaliser, elle n’a jamais osé en parler à Florent, son mari. Elle s’est contentée jusque là d’imaginer la situation. Se la racontant à voix basse quand elle est tranquille. Jusqu’à l’extase.

Pourtant, à force de ressasser son fantasme, de se représenter la scène encore et encore, une idée un peu folle a germé dans son esprit. Et Lucile sait que, aussi extravagante qu’elle puisse paraître, elle va finir par la mettre à exécution.

Florent exerce le beau métier de boulanger-pâtissier dans la ville du Touquet. C’est un grand brun costaud, le seul qui travaille encore ici à l’ancienne. Il a repris la boutique de son père et se montre fier du savoir faire que celui-ci lui a transmis. Il pétrit son pain à la main, le fait cuire au four à bois. Le magasin est bien placé dans la rue de Metz, en plein cœur du centre ville, les produits toujours d’une qualité irréprochable.

D’ailleurs les clients ne s’y trompent pas, qui viennent de bonne heure pour acheter la baguette au levain tiède et croustillante, les croissants dorés pur beurre du petit-déjeuner.

C’est Lucile qui les sert. Elle a le contact facile et ils s’attardent volontiers un peu pour discuter ou plaisanter. Surtout les hommes. D’autant plus qu’elle n’est pas désagréable à regarder, la boulangère. Pas vraiment belle, mais un joli sourire, des formes engageantes et un je ne sais quoi de sensuel dans les gestes qui retient l’attention. Cependant elle ne donne jamais suite aux avances à peine déguisées de certains. C’est une femme fidèle et droite, toujours très amoureuse de son grand gaillard de mari, après quinze ans de mariage.

Dans un coin de la boulangerie, Lucile a installé un petit salon de thé, aménagé avec goût. Trois tables colorées avec leurs chaises assorties et sur le mur, des photos du pâtissier en plein travail ainsi qu’un tableau gai dans des teintes chaudes.

L’idée a tout de suite rencontré un grand succès et il n’est pas rare que l’après-midi, toutes les tables soient prises. Il faut dire que les œuvres de Florent y sont pour quelque chose. L’artisan, très créatif, teste régulièrement de nouvelles recettes dans son laboratoire.

C’est un véritable artiste. Pourtant malgré sa réussite, il reste modeste, un peu timide même lorsqu’il se retrouve face aux clients. Souvent, sa femme reçoit des éloges sur le travail original qu’il fournit. Certains Touquettois affirment même que les pâtisseries de Florent sont les meilleures de la Côte d’Opale. Inévitablement, de grandes vagues de plaisir viennent colorer les pommettes un peu hautes de Lucile.

Derrière la discrétion de son homme, elle sait que se cache également un boulanger hors pair. Parfois, elle se lève avec lui à deux heures du matin, uniquement pour le regarder un moment faire le pain, pétrir la pâte, la rouler, lui donner forme. Elle s’assoit sur la couchette que Florent a disposée là. Il profite des temps de fermentation pour dormir un peu, ayant coutume de dire avec humour :

– Je repose en même temps que mon pain.

Lucile est littéralement fascinée par les longues mains blanches couvertes de farine, actives, semblant animées d’une vie propre. Elle contemple son mari dans ce corps à corps auquel il se livre avec la pâte. Et avant de retourner se coucher, elle se dit à chaque fois que c’est comme si elle venait d’assister à un acte d’amour.

La journée de la semaine qu’elle préfère, c’est le dimanche, car les gâteaux sont à l’honneur, pour le plus grand plaisir des clients. Le matin très tôt, bien avant l’ouverture, elle prend soin d’en choisir quatre et de les mettre de côté. Ce jour-là, Florent et elle s’autorisent à en manger deux chacun au repas de midi.

Au moment du dessert, la boulangère observe son mari à la dérobée. Il termine toujours par l’éclair au chocolat, sa pâtisserie préférée. Lorsqu’il mord dedans avec volupté, la crème onctueuse déborde un peu et coule sur ses doigts. Il les lèche alors lentement, avec un air d’intense satisfaction. Lucile trouve ce moment extrêmement érotique.

Aujourd’hui est un jour férié, le réveil sur la table de nuit n’a pas été programmé. Pourtant, le couple a été tiré du sommeil de bonne heure par la sonnerie du téléphone. Florent s’est levé, est allé répondre. Lucile l’a rejoint peu après, pieds nus dans le salon où se trouve le poste fixe. Tout en continuant la conversation, une main sur le haut parleur du téléphone, son mari lui a chuchoté :

– Sandrine est malade .

Après quelques secondes de contrariété, la boulangère a réalisé qu’une opportunité unique s’offrait à elle.

Généralement, l’artisan passe ses moments de libre à la pêche en eau douce, avec son meilleur ami Claude. Une autre de ses passions, à laquelle il s’adonne dès que possible. En ce lundi de Pentecôte, il a été prévu que les femmes accompagnent leurs hommes à l’étang de la Vieille Balastière, à une vingtaine de kilomètres du Touquet.

Lucile apprécie ces escapades. Elle s’entend bien avec Sandrine. Après le pique-nique, elles papotent toutes les deux à l’ombre des arbres, tranquillement allongées sur une couverture, les yeux dans la lumière du ciel filtrant à travers les feuillages. Puis, elles entreprennent une promenade autour de l’étang, tandis que Florent et Claude guettent les prochaines touches dans l’eau claire, assis sur de petits sièges pliants derrière leurs lignes sophistiquées C’est un moment très agréable à partager, paisible. Parfois ils le prolongent aussi le soir, en se régalant tous les quatre avec l’une des carpes aux robes miroitantes pêchées par les hommes.

Mais depuis quelques jours, Sandrine a attrapé un mauvais rhume qui a dégénéré en bronchite. Et comme elle ne veut pas priver Claude de la sortie, elle a insisté pour qu’il s’y rende sans elle. Quand son mari lui expose la situation, Lucile se montre catégorique :

Dans ce cas, je préfère vous laisser entre copains Ne t’inquiète pas pour moi, tu me connais, je ne m’ennuie jamais !

Peu après son départ, Lucile met son tablier de cuisine, attrape les ustensiles qui lui seront nécessaires. Si Florent a la réputation d’être le meilleur pâtissier du Touquet, elle ne se débrouille pas trop mal elle non plus. Ses entremets, en particulier, sont réputés dans la famille.

Ces derniers temps, elle a beaucoup réfléchi à son plan et a décidé de créer une crème pâtissière. Exceptionnelle. Moelleuse et légère comme une mousse. Si fine sous la langue, qu’il sera possible de s’en délecter longtemps avant d’en être rassasié. Du jamais vu. Il va sûrement lui falloir de nombreux essais, elle va devoir tâtonner de longues heures, pour obtenir exactement la texture lisse, veloutée, la saveur douce et délicatement parfumée qu’elle souhaite. Mais peu importe, la récompense escomptée vaut bien tous les efforts qu’elle s’apprête à faire.

En milieu d’après-midi, elle peut s’estimer satisfaite. La crème est enfin prête. Parfaite. Subtilement aromatisée à la pistache d’Iran torréfiée. Florent adore ce fruit sec, il va se régaler.

Lucile range la cuisine, puis elle prend une douche, longuement. Elle relève ses cheveux châtain clair avec une jolie pince, se maquille discrètement. Elle vaporise ensuite derrière l’oreille et sur les poignets quelques gouttes du parfum de Guerlain que son mari lui a offert pour son anniversaire. Enfin, elle verse sa crème dans une jatte en porcelaine et la portant avec précaution, descend les marches qui mènent au magasin. Elle le traverse lentement, se dirigeant sans hésiter vers le laboratoire.

Son rêve secret, c’est de se transformer en gourmandise. Elle voudrait que Florent prenne le temps de la savourer elle aussi. Qu’il la goûte comme une friandise inédite. Qu’il la croque avec délices, par petits bouts. Elle voudrait voir dans ses yeux expressifs, pétiller les mêmes étincelles, la même exultation des sens qu’elle surprend lors du dessert dominical ou quand il déguste et apprécie l’une de ses trouvailles dans le laboratoire. L’amandine à la rose ou l’opéra au sirop de litchi par exemple. Elle s’imagine douce et fondante comme la plus belle des découvertes de son mari.

Ce soir, juste avant de monter dans leur appartement, il ira dans la remise chercher du bois pour allumer le four demain matin. Il amènera le panier rempli de bûches dans le laboratoire. Lorsqu’il entrera, il verra sa femme offerte, nue sur la couchette. Elle a nappé son corps de crème pâtissière et elle l’attend.

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