Éditée dans le recueil de nouvelles SF « Lauréats anticipation 2018 » des Éditions Mondes futuristes.
HINA ET L’EMPEREUR
Le printemps austral amenait des parfums de fleurs jusque dans la cour intérieure du fort, lorsqu’on put lire, sur le panneau où étaient affichées les informations quotidiennes, cette étrange communication :
DU 1er NOVEMBRE AU 31 DÉCEMBRE 3026 :
GRAND CONCOURS LITTÉRAIRE DE CONTES POUR ENFANTS-
LA MEILLEURE HISTOIRE SERA CHOISIE PAR UN JURY PRÉSIDÉ PAR L’EMPEREUR LUI-MÊME-
LE GAGNANT SERA GRACIÉ-
Les premiers détenus prenant connaissance de l’annonce se regardèrent, interloqués. C’était quoi, cette farce douteuse? D’accord, le fort abritait uniquement des prisonniers politiques, plutôt jeunes et érudits. Mais aucun n’était écrivain, pour la bonne raison que ce métier n’existait plus depuis bien longtemps. Alors pourquoi Manahau 1er voulait-il récompenser un auteur de contes pour enfants? Ce n’était pas sérieux ! Sans compter qu’écrire ce genre de choses, c’était tellement… obsolète ! En tout cas, du jamais vu !
On commenta la drôle de publication pendant toute la première journée. Car malgré sa bizarrerie, elle comportait un attrait certain. Il était extrêmement rare que l’Empereur accorde une grâce. Et qui, parmi les captifs, n’aurait aimé commencer la nouvelle année avec la liberté retrouvée ?
Le soir, certains osèrent s’approcher de la table près de l’affiche, où s’amoncelaient un tas de feuilles blanches et des stylos de différentes couleurs.
Manahau 1er était un vieil homme à la peau du visage ridée, tannée par le soleil et le vent de Polynésie. Ses cheveux blancs encore épais en faisaient ressortir la couleur mordorée. Comme la plupart des personnes âgées de grande taille, son dos avait adopté une posture un peu voûtée.
Depuis l’année précédente, il ne gérait plus les affaires du Territoire Austral. Le Premier Intendant et son nouveau gouvernement s’en chargeaient. Son rôle à lui était simplement d’apparaître aux fenêtres du Palais impérial lors de certaines occasions. Malgré son âge, il restait lucide : il déclinait de plus en plus et le jour était proche, sans aucun doute, où le Premier Intendant le ferait éliminer afin de prendre officiellement le pouvoir.
En tant que dictateur, il avait eu ses heures de gloire. Mais si autour de lui, on l’avait craint, on ne l’avait certainement pas aimé. De la tendresse, seules son épouse et sa fille lui en avaient dispensé, il y avait tant d’années de cela… Dans son grand palais, il se retrouvait terriblement seul.
L’Empereur avait l’habitude d’effectuer de longues promenades quotidiennes dans les jardins du palais. C’était son seul plaisir. À cette époque de l’année, la roseraie était magnifique. Aussi, chaque après-midi, le vieil homme se rendait-il parmi les centaines de variétés de roses anciennes ou inédites qui s’épanouissaient là. Il reposait de temps en temps ses jambes fatiguées, en s’asseyant sur l’un des bancs de bois bordant les massifs triangulaires. Il passait un temps inimaginable à admirer, humer, s’extasier devant les rosiers, compositions savantes d’un blanc translucide, d’un rose délicat, d’un jaune lumineux ou d’un rouge velouté. Maintenant, il s’y rendait même dès son déjeuner avalé. Car depuis le début du mois, il avait un doux secret.
Par une journée ensoleillée à la température clémente, il avait aperçu au loin une petite fille assise sur le sol, jouant devant la porte de sa maisonnette. Les jardiniers logeant tous sur place, plusieurs constructions en bois exotique s’alignaient en bordure d’une des grilles du parc. L’enfant pouvait avoir dans les trois ou quatre ans. Dès qu’elle avait aperçu le vieil homme, elle s’était levée et était allée vers lui en courant aussi vite que ses petites jambes le lui permettaient. Médusé, Manahau 1er avait attendu. Arrivée près de lui, elle lui avait pris la main, avait levé vers lui deux yeux noirs tout ronds pétillants de gaieté et lui avait demandé d’une voix très claire :
– Dis, tu voudrais bien me raconter une histoire ?
Manahau 1er n’avait pas l’habitude qu’on s’adresse à lui aussi spontanément, sans les codes d’usage. Depuis le début de son règne, chacun se prosternait devant lui. Il n’avait pas davantage l’habitude des enfants. Autrefois, il avait eu lui aussi une fille. Mais cela faisait si longtemps. Teora et sa mère Moana étaient mortes toutes les deux, dans l’épouvantable épidémie de cancérite ayant ravagé l’Empire en 2988. Après cela, dévasté par la douleur, le souverain s’était voué corps et âme à la gestion des territoires impériaux et il avait organisé de nombreuses guerres contre ses ennemis. Seule, à la belle saison, sa roseraie lui procurait une sorte d’apaisement qu’il ne s’expliquait pas.
Face à cette petite fille, il avait senti son cœur s’entrouvrir doucement et s’emplir d’une tendresse inattendue, à l’endroit même de cette ancienne blessure jamais refermée.
– Comment t’appelles-tu ? avait-il demandé à l’enfant.
– Hina.
Dans le petit visage encadré de cheveux bruns si fins qu’ils voletaient au moindre souffle de vent tropical, les yeux ronds brillaient d’intelligence vive.
D’ordinaire, le vieux Polynésien faisait en sorte de ne pas froisser sa longue robe de soie bleue un peu fanée lorsqu’il s’asseyait. Cette fois, il n’y avait prêté aucune attention, tant il était absorbé par la fillette déjà installée sur le banc. Alors, il avait parlé longuement de Teora et de Moana, laissant les images oubliées revenir au seuil de sa conscience. Il revoyait nettement Teora, avec son sourire malicieux, ses longues tresses d’ébène piquetées de fleurs de jasmin. Il ressentait presque physiquement la présence de Moana, si belle dans sa robe d’apparat brodée de perles fines de Tahiti. Il pouvait entendre le bruit délicieux des fins bracelets de corail et de nacre des îles, qui s’entrechoquaient le long de ses bras dorés, lorsque les soirs de réception, elle s’avançait d’une démarche souple vers les invités.
Cela avait fait un bien fou à l’Empereur d’évoquer cette époque, de sentir à nouveau des ondes d’amour inonder son vieux cœur endurci. La petite fille, très attentive, l’écoutait en suçant son pouce. Quand il s’était levé pour partir, elle l’avait retenu par la manche.
– Tu reviens quand ?
Amusé, Manahau 1er s’était entendu lui répondre :
– Demain, petite Hina.
Le soir-même, il avait ordonné à ses serviteurs de retrouver les quelques livres qui devaient encore se trouver dans le Palais impérial. Mais ils n’en avaient ramené qu’une vingtaine et seuls deux ou trois convenaient à une enfant de cet âge.
Alors, l’Empereur avait réfléchi toute la soirée. Il savait que dans le vieux fort de Tanami étaient regroupés tous les étudiants opposés au régime et que des actions violentes de rébellion s’y déroulaient fréquemment. Bien sûr, une vraie prison aurait été plus adaptée. Mais on n’avait pas le choix : elles étaient toutes pleines à craquer. Il avait bien fallu parquer les jeunes révolutionnaires quelque part. Ces étudiants étaient intelligents, savants, certains même brillants. Les mettre à l’écriture, ne serait-ce pas les transporter dans un monde imaginaire qui pourrait d’une part les calmer un peu, et par la même occasion, lui fournir à lui des histoires inédites à raconter à Hina ?
Une fois les deux premiers ouvrages lus à l’enfant, qui fidèle au rendez-vous quotidien, se montrait d’une curiosité surprenante pour son âge, le vieil homme se mit à attendre les premiers écrits avec fébrilité. Il adorait les moments passés avec Hina. Elle l’attendrissait, lui amenait une fraîcheur, un renouveau que dans sa grande vieillesse il n’attendait plus. Il s’étonnait même d’entendre sa propre voix tout à fait différente quand il s’adressait à l’enfant ; elle avait retrouvé des accents de douceur dont il ne la croyait plus capable.
Il dut patienter encore une semaine avant de recevoir le premier conte. Les jours suivants, quelques autres arrivèrent et à la fin novembre, ce fut un véritable déferlement. Les espoirs du vieil homme étaient amplement récompensés : des dizaines de récits lui parvenaient chaque jour.
Assis dans un fauteuil défraîchi devant l’une des fenêtres afin de mieux y voir, Manahau 1er passait ses matinées à lire les contes avec application. De temps en temps, il secouait la tête, soupirait, reposait celui qu’il tenait dans la main. Car plus le temps passait, plus il était déçu. Il fallait se rendre à l’évidence : les jeunes d’aujourd’hui ne savaient plus écrire. La plupart des histoires qu’il recevait étaient maladroites, pauvres, certaines très mal écrites et d’autres carrément illisibles. Quelques-unes cependant sortaient du lot, qu’il s’empressait d’apprendre par cœur afin de les raconter à la petite fille. Car à choisir, il préférait parler plutôt que lire : ainsi, il pouvait voir toutes les émotions se succéder sur le visage si expressif de l’enfant.
Un matin, il se présenta très tôt devant la petite maison en bois où elle habitait. C’était la première fois qu’il venait en personne toquer à la porte de l’un de ses jardiniers. Une jeune femme aux traits fins et à la silhouette élancée lui ouvrit. En apercevant son souverain, elle demeura une seconde ébahie, puis elle s’inclina jusqu’au sol, en signe de très grand respect. L’Empereur lui toucha légèrement le bras, afin qu’elle se relève.
– Vous êtes bien la mère d’Hina ? demanda-t-il avec simplicité.
Avant qu’elle ait pu répondre, la petite fille apparut, poussa un cri de joie et courut se loger contre la robe de soie.
– Votre mari est-il là ? poursuivit Manahau 1er avec un sourire bienveillant. Je désirerais m’entretenir avec vous deux.
Quelques jours plus tard, Nino, Vaiana et Hina s’installaient dans l’un des appartements vacants du Palais impérial. Bien qu’un peu méfiant, comme tous ici envers l’Empereur, le jeune couple avait accepté la proposition qui lui était faite. Évidemment, un passé de dictateur ne s’efface pas par un sourire, mais le projet du souverain était tout aussi unique qu’inattendu. Certainement la chance de leur vie. Contre leur simple présence à tous les trois dans cette immense demeure vide, il offrait un logement un peu vieillot, mais très spacieux et nettement plus confortable que leur maisonnette. De plus, Vaiana devenait sa dame de compagnie et Nino était nommé Premier Jardinier de la roseraie. Quant à Hina, le vieil homme s’engageait à lui offrir de solides études, lorsqu’elle en aurait atteint l’âge dans quelques années.
De jour en jour, Manahau 1er se félicitait de sa décision, charmé par cette famille et surtout par Hina, dont le prénom signifiait « arrière- petite-fille ». Quelle coïncidence, pensait-il. Si Teora avait survécu, elle serait probablement grand-mère à présent. Et sa petite-fille aurait à peu près l’âge d’Hina.
Maintenant le matin, à peine réveillé, il se prenait à sourire. Peu à peu, ses forces vives revenaient. Le Premier Intendant devra attendre un peu plus longtemps que prévu, se répétait-il intérieurement, ravi.
Chaque après-midi, il continuait à raconter à l’enfant l’une des histoires qu’il avait mises de côté. Hina buvait ses paroles. Vaiana avait expliqué au souverain que Nino et son frère connaissaient des tas de légendes tahitiennes, qu’ils racontaient souvent en famille. Cela expliquait le goût prononcé de la petite fille pour les histoires emplies de dieux turbulents, de sorciers redoutables, ainsi que de guerriers tatoués.
Un jour, au milieu d’un conte fantastique sur fond de cocotiers et lagons bleus, elle se mit à rire aux éclats et à battre des mains avec enthousiasme. C’était un beau récit, sensible et amusant, bien adapté aux petits, écrit par un jeune homme.
Le soir-même, l’Empereur alla chercher dans son ancien bureau le sceau impérial, puis il l’apposa avec soin au bas de la dernière page.
Parmi les prisonniers du fort de Tanami, aucun ne se douta que le jury de l’étonnant concours comptait uniquement deux membres. Et le jeune auteur ne sut jamais qu’il devait sa liberté à la joie d’une toute petite fille, ayant su conquérir le cœur d’un vieux despote de presque quatre-vingts ans.
4 commentaires sur “Hina et l’empereur”
Je suis très ravi de lire vos nouvelles
Merci beaucoup!!
Juste merci…
Très heureuse que vous ayez aimé cette nouvelle, Eire!!