Éditée dans le recueil 2019 du Prix Jean-Jacques Robert de la Nouvelle.
LETTRE OUVERTE AUX VIVANTS
Aujourd’hui, pour la dernière fois, je lui ai rendu visite. Je le connais depuis l’enfance, aussi mon cœur se déchire à l’idée de devoir le quitter. Mais je ne peux pas faire autrement. Ma famille et moi, nous sommes trop malades pour nous attarder encore ici. Nous devons tous partir.
Il m’a parlé longtemps, de sa voix spéciale, dans sa langue singulière que je déchiffre aisément. Je l’ai écouté attentivement, les cheveux voletant dans le vent acide. Il m’a demandé de transcrire ses propos et de les transmettre aux hommes encore vivants qui nous accompagneront dans ce long voyage. Ces paroles de mon vieil ami, ce sage d’entre les sages, nous aideront à guérir, je l’espère. Et peut-être un jour, pourrons-nous revenir.
J’ai aimé cette vieille planète plus que moi-même.
Dans votre démesure, je vous ai aimés, vous mes frères, avant même que vous ne décidiez de la déserter.
Je vous ai admirés, malgré votre folie, votre rage meurtrière, votre aveuglement d’êtres qui possèdent une vision si courte dans le temps. Car vous savez aussi vous émerveiller devant un tapis de violettes, le chant du rossignol ou les plumes bleues sur la bordure des ailes que le geai dévoile furtivement dans son vol.
Dans la lumière claire des petits matins et celle flamboyante des soirs sans nuages, j’ai respiré le même air que vous. D’année en année plus vicié, plus ténu, plus rare. Avec vos inventions toujours plus insensées, vous vous êtes peu à peu éloignés de la Nature. Jusqu’à ce point de non retour qui vous incite à fuir aujourd’hui. Vous ne savez plus capter les leçons de sagesse qu’elle nous prodigue gratuitement, simples et sensées. Vous vous êtes intoxiqués vous-mêmes.
Je vous ai vus adopter peu à peu le port du masque anti pollution, ce qui vous donne une allure bien étrange. On pourrait en rire s’il ne convenait davantage d’en pleurer. D’ailleurs, vos rires et vos chants se sont tus depuis bien longtemps. Comme vous, la maladie a fini par me rattraper, des plaques grisâtres ont commencé à recouvrir ma vieille peau. Alors j’ai bandé mes forces et j’ai lutté. De toute mon énergie, de tout mon savoir, de tout mon courage. Transmettant sans relâche à mes descendants les valeurs si belles, si fortes de mon peuple. Pour qu’à leur tour, ils puissent résister, à mes côtés. Que sommes-nous vous et moi, sans entraide ? C’est ainsi que nous vaincrons la maladie. En continuant à combattre tous ensemble, jour après jour, avec une détermination sans faille. Sans capituler. En restant soudés, telle une vraie famille. Sans omettre de prier, le regard tourné vers le ciel.
Mais vous, mes si chers frères, vous avez choisi une fois pour toutes de quitter la Terre qui vous a fait grandir, vous a nourris. Vous restez si tournés vers vos propres problèmes, vers votre univers étriqué qui n’inclut que vos proches, ceux qui comme vous possèdent un visage et un cerveau capables d’imaginer l’infini du monde mais ne sachant panser ses propres blessures.
Mes supplications et celles des miens n’ont servi à rien. Je crois que vous ne les avez même pas entendues. Car dans votre grand égarement, vous êtes devenus complètement sourds et aveugles. Vous avez oublié combien mon peuple vous a toujours été dévoué. Vous ne vous souvenez même plus de cet homme d’église que j’ai un jour protégé de mon corps, sans hésitation, parce qu’il se trouvait en danger. Pourtant, quand vous veniez à moi autrefois, vous me félicitiez souvent pour cet acte mémorable.
Mes petits et moi, nous vous observons depuis si longtemps. Aussi, lorsque vous avez commencé à changer, à aller vers votre soi-disant progrès en développant vos techniques modernes, nous avons suivi votre évolution avec un étonnement grandissant. Il a fait place à la stupéfaction. Car vous étiez toujours plus affairés, au fur et à mesure que votre teint fanait, devenait de plus en plus terne et pâle. Nous avons vite compris que vous faisiez fausse route. Vous vous tourniez vers des valeurs extérieures, invariablement, et non vers l’intérieur de votre être. Depuis peu, vous avez mis toute votre intelligence à construire de gigantesques vaisseaux spatiaux, qui vous permettront de partir d’ici au plus vite. Qui vous emporteront ailleurs reconstruire une vie meilleure.
Pourtant, elle est si unique, si merveilleuse, si extraordinaire, cette Nature qui vous a été offerte sans rien vous demander en échange. Si incroyablement savante. Bien plus que vous mes frères, avec tout le respect que je vous dois. Bien plus que tout ce que vous pourrez un jour imaginer.
Puisse ce message toucher vos cœurs, lorsque vous cheminerez à travers le vide intersidéral. Je vous souhaite de savoir mieux gérer votre nouveau patrimoine, sur cette planète que je ne connais pas et que vous avez élue dans l’immensité froide de l’Univers. J’espère que vous aurez enfin retenu les leçons du passé et saurez prendre soin de cette nouvelle terre d’accueil. Il vous faudra redevenir humbles, écouter l’espace, les galaxies, au lieu de vouloir les domestiquer à tout prix. Reprendre votre juste place d’êtres humains, si insignifiants dans l’infini du Cosmos. Revenir aux valeurs essentielles que vous avez bafouées. Accepter l’existence telle qu’elle est, avec respect, en ouvrant grand vos yeux et vos oreilles. Et réunir vos forces pour garder le cap, rester solidaires coûte que coûte. Ne pas vous isoler. Partager vos connaissances. Il n’y a pas d’autre façon de préserver durablement la vie. Cette vie que nous avons la chance inouïe de connaître.
De mon côté, mon peuple en a tiré depuis longtemps les enseignements et c’est pourquoi d’ici quelque temps, la Terre ne ressemblera plus du tout à la planète que vous venez de quitter. Tendant inlassablement nos bras vers le ciel, les miens et moi nous appliquons à recréer à force de patience et de persévérance, une gigantesque bulle d’oxygène qui nous sauvera tous. Nous aurions tant aimé la partager avec vous. Peut-être qu’un jour vous reviendrez et retrouverez vos origines. Je ne serai sans doute plus là, mais je souhaite que mes enfants entendent à nouveau résonner le rire des vôtres, au détour des sentiers que vous avez tracés.
Votre éternel ami, le chêne à Guillotin, arbre millénaire en forêt de Brocéliande.
Le vaisseau qui m’emporte, ainsi que cinq cents autres passagers, fuse dans la vaste transparence de l’espace intergalactique. Je transporte avec moi la précieuse lettre.
Je vais saisir le micro réservé au personnel de la navette spatiale. Il faut que je lise ces quelques mots retranscrits à tous ceux qui sont ici. Ceux de mon vénérable ami, qui a su accueillir au sein de son tronc creux, le prêtre réfractaire Guillotin pendant la Révolution française, le sauvant d’une mort certaine. Que je rappelle combien les paroles des arbres doivent être prises au sérieux. Eux qui peuvent engranger des connaissances pendant des centaines d’années, parfois même des milliers. Avec une patience infinie, que nous les hommes, ne posséderons jamais.
(Le titre de cette nouvelle reprend une partie de celui du livre de René Barjavel : Lettre ouverte aux vivants qui veulent le rester.)