DEUXIÈME PRIX DU SALON DES POÈTES DE LYON- 2018
INFIDÈLE
Cette fois, il n’a pas su résister. Pourtant, ça ne lui était jamais arrivé. En dix ans de vie commune, jamais il n’avait trompé Sophie.
Il s’en veut terriblement. À quarante-cinq ans, il n’est plus un jeunot tout de même ! Que s’est-il passé pour qu’il glisse ainsi sur la pente du désir, qu’il ne parvienne à détacher son regard de cette femme mûre, enjôleuse, sûre d’elle ?
Dès qu’il l’a vue, il a été comme hypnotisé. Au milieu des scientifiques du colloque, elle ne pouvait passer inaperçue. Grande, une chevelure mi-longue flamboyante, d’adorables tâches de son sur le visage et les bras (et sans doute partout ailleurs, a-t-il aussitôt pensé), de longues jambes joliment galbées. Il s’est débrouillé pour être le premier journaliste à lui adresser la parole. Dans une robe légère qui laissait deviner ses formes parfaites, elle était carrément éblouissante. Il a dû respirer deux grands coups avant de pouvoir tendre son micro vers elle. Dans un réflexe de jeune coq, oublié au fond de sa mémoire, il s’est entendu accentuer le son grave de sa voix. Après avoir cité le nom du journal pour lequel il travaille, il s’est présenté :
– Antoine Leroy.
Elle lui a répondu avec grâce et un éclair gourmand est passé dans son regard miel.
– Emmanuelle Rivière, climatologue.
Antoine lui a posé quelques questions, se montrant attentif, souriant, plein d’humour. Il la sentait amusée, consentante déjà. Et le fait est que cela l’a terriblement excité.
Le journaliste a assisté à la conférence d’Emmanuelle au fond de la salle, et dès celle-ci terminée, il s’est empressé de rejoindre l’attirante oratrice, lui prenant la main pour la féliciter avec chaleur. Il a volontairement maintenu les doigts tièdes un peu trop longtemps dans les siens, et un léger sourire est apparu sur les lèvres délicatement fardées. Une sorte de jeu implicite, qui révélait déjà une prometteuse complicité entre eux.
– Vous m’invitez à boire un thé vers 17 heures ? a-t-elle conclu simplement.
Il l’a amenée au Comptoir ChocolaThé, un petit café que sa femme Sophie adore dans le vieux Bordeaux. Il faisait bon en cet après-midi de juin et ils se sont installés en terrasse. Antoine a commandé pour lui un café serré, Emmanuelle optant pour un thé au jasmin avec une pâtisserie maison.
Se comportant en femme bien élevée, la scientifique a d’abord parlé de ce colloque national se tenant au cœur de la ville : « Pour l’adaptation des territoires aux changements climatiques ». Un rendez-vous à l’enjeu crucial, auquel elle participe pendant quatre jours. Puis, rejetant ses cheveux en arrière, dans un geste de volupté étudiée qui a fait frémir le journaliste, elle a évoqué son activité passionnante de climatologue qui l’amène à beaucoup voyager, terminant de façon plus intime par son divorce récent.
Antoine l’a écoutée d’un air intéressé. En réalité, il ne pensait qu’à ce qui allait se passer entre eux ensuite. De son côté, il n’éprouvait aucune envie de dévoiler sa vie privée. Sophie et les enfants n’avaient rien à voir avec cet instant très spécial, où il se délectait de voir son invitée lécher ses doigts un à un pour en ôter la crème pâtissière, tout en lui souriant sans équivoque. De toute évidence, elle aimait faire durer l’attente.
Ils se sont retrouvés sur le lit de sa chambre d’hôtel et là, Antoine a perdu tout contrôle de lui-même. Le corps d’Emmanuelle recouvert de tâches de rousseur comme il l’avait deviné, son odeur vanillée, sa bouche savante et pulpeuse, ses gestes sans tabous, tout, il a tout pris et tout adoré. Elle n’a pas semblé se lasser non plus de la peau déjà brunie par le soleil de son compagnon, des caresses osées, sensuelles, de l’ardeur incroyable qu’il déployait. Il en a été étonné lui-même. Il faut dire qu’il s’était senti un peu en manque ces derniers temps. Car avec Sophie, ce n’était plus trop ça. L’usure normale d’un couple, sans doute.
Les premiers orgasmes des amants ont été rapides, mais Antoine a refait l’amour trois fois de suite à sa partenaire, en prenant le temps, l’écoutant gémir doucement, ce qui a décuplé son plaisir. Puis sa bouche contre la peau laiteuse et parfumée, il a sombré dans le sommeil.
Il est quatre heures du matin et il rentre à la maison. Il n’a pas réveillé Emmanuelle qui dormait paisiblement, mais il sait très bien que cette aventure n’aura pas de lendemain. La marche à travers les rues pour aller récupérer sa voiture, l’a complètement dégrisé. Il se sent penaud, empli de culpabilité. Je n’ai même pas eu l’idée d’appeler Sophie, pour lui donner un prétexte valable qui expliquerait mon retard. D’ailleurs, pourquoi mon portable n’affiche ni sms ni appel manqué ? Elle m’en veut à mort, c’est sûr ! Ou alors, avec un peu de chance, elle était exténuée et s’est endormie de bonne heure … C’est vrai qu’en fin d’année scolaire, le boulot des profs est toujours dingue et à chaque fois, elle n’en peut plus. Ou bien encore elle m’attend, furieuse, dans le salon, en buvant whisky sur whisky comme elle l’a déjà fait la nuit où son père était mourant ? Mon dieu, ces quelques heures délicieuses ont fait de moi un homme infidèle…Comment va réagir Sophie ? Que dois-je lui dire ?
Ses pensées submergent Antoine, il doit s’arrêter un moment sur le bord de la route afin de se calmer. Il ne s’agirait pas d’avoir un accident. Quoique, si je me retrouvais à l’hôpital, ça pourrait représenter un bon alibi… Non mais n’importe quoi mon pauvre, tu débloques !… Il inspire à nouveau un grand coup, avant d’expirer profondément. En plus de son emploi de journaliste pigiste, il s’intéresse à la sophrologie. Il va même bientôt terminer sa formation de sophrologue, commençant déjà à donner des cours pour arrondir les fins de mois. Voici le moment d’utiliser la technique pour son propre compte !
Mais malgré ses efforts, il est toujours en proie à la panique, quand il compose le numéro de téléphone de Sylvain, son meilleur ami. Entre eux, c’est à la vie à la mort. Ils savent qu’en cas de besoin, ils peuvent se joindre à n’importe quelle heure de la journée ou de la nuit. Malheureusement le téléphone est éteint, Antoine tombe directement sur la messagerie. Alors, il s’oblige à fermer les yeux, à se concentrer sur sa respiration. Il finit par réussir à faire le vide en lui. Au bout d’un moment, il se sent plus calme et ses idées deviennent plus claires. Il décide de mentir à sa femme, de lui dire qu’il a rencontré un ancien confrère au colloque, qu’ils ont dîné ensemble, et entrepris la tournée des bars en refaisant le monde. Puis il redémarre, se préparant à affronter la réalité.
Elle est bien pire que tout ce qu’il a pu imaginer. La maison est plongée dans le noir. À peine a-t-il pénétré dans l’entrée, qu’il est assailli par une drôle d’impression. La sensation de quelque chose d’inhabituel, qui l’oppresse. Allumant la lumière, Antoine se dirige d’abord vers la chambre des deux garçons. Les observer dormir un moment l’apaise toujours.
Mais les lits superposés ne sont pas occupés. Affolé, il pousse la porte de la chambre parentale. Le couvre-lit est bien tiré, personne n’a dormi là. Et soudain, il comprend le sentiment étrange qui l’a étreint : il n’y a personne dans la maison. Atterré, il revient dans le salon, se laisse tomber lourdement sur le canapé. Les idées se télescopent à nouveau dans son cerveau. Pourquoi ne sont-ils pas là tous les trois ? Rien de spécial n’était prévu pourtant, il reste une semaine de classe avant les vacances… Ou alors… Sophie est-elle déjà au courant de mon incartade ? Mais non, c’est impossible !
Hagard, il se dirige vers la cuisine pour se préparer un café, lorsque son regard tombe sur une feuille de papier placée bien en évidence sur la table. La main d’Antoine tremble, ses yeux ont du mal à fixer l’écriture de Sophie, son cerveau ne parvient pas à enregistrer ce qu’il lit.
Antoine,
J’ai tenté plusieurs fois de t’en parler, mais je n’y arrive pas. Sylvain et moi ne voulions pas te perturber inutilement lorsque notre liaison a commencé, il y a trois ans. Je pensais pour ma part qu’il s’agissait d’un passage, un flottement dans notre couple, comme cela arrive parfois. Mais aujourd’hui, je ne peux plus me voiler la face. Sylvain et moi, nous nous aimons vraiment et nous avons décidé de vivre ensemble. Tu vas nous trouver bien peu courageux tous les deux de ne pas parvenir à te l’annoncer en face.
J’amène les enfants dès cet après-midi chez ma mère. Ils y commenceront leurs vacances d’été un peu en avance, ce n’est pas grave. Pour l’instant, ils sont ravis.
Nous verrons ensemble par la suite comment leur annoncer notre séparation. Pardon de ne pas avoir réussi à t’en parler avant,
Sophie