Tu m’as apporté le monde

PRIX CLAIR DE PLUME 2016
Premier prix dans le cadre du Festival du Livre de Sète, Les Automn’halles.
(Thème du concours de nouvelles: « Nomadisme ».)

 

TU M’AS APPORTÉ LE MONDE

 

 

    Je suis le fils d’un homme bleu. Comme lui, j’ai porté le tagelmust, long turban de coton enroulé autour de ma tête et de mon visage, d’une intense couleur indigo qui déteint un peu sur la peau. Mais c’est le prix à payer, lorsqu’on appartient à une tribu de nomades touaregs et qu’il faut sans cesse se protéger du soleil torride et du vent sec du désert.

    Comme les autres enfants du campement, j’ai gardé les dromadaires, les chèvres et les moutons de mon père. Dans les immensités arides que nous traversions, j’ai beaucoup appris. Je connaissais l’emplacement des puits, la valeur de l’eau, si rare et si vitale. Je savais écouter le silence profond des dunes, déceler les signes de vie parmi leurs lignes ondulées. Préparer le thé vert qui étanche la soif. Piler le mil et décharger les chameaux. Me guider la nuit, grâce aux repères trouvés dans un ciel foisonnant d’étoiles. Tout ceci, c’était mon univers. Mais au coucher du soleil, lorsque les hommes voilés se réunissaient autour du feu, je buvais leurs paroles et devinais qu’il existait d’autres trésors, bien au-delà de nos horizons flamboyants.

 

    En traçant les lettres sur le sable, ma mère m’avait enseigné l’alphabet berbère, le tifinagh. Mais pas davantage. Aussi, la première fois que j’ai vu un journal, ai-je été subjugué. Il se trouvait entre les mains d’un hôte de mon père. Je me souviens que nous avions hébergé l’homme sous le kaïma, notre tente en poils de chèvre et de chameau.

    – Qu’est-ce que c’est? avais-je demandé à l’invité, en pointant du doigt les pages qu’il tournait lentement.

    – C’est un journal. Celui-ci s’appelle Amanar.

    – À quoi ça sert ? avais-je encore insisté, intrigué.

    – À donner au monde une image authentique de notre peuple, avait-il annoncé fièrement.

    Il avait ensuite expliqué que c’était un mensuel, bilingue, rédigé à la fois dans notre langue, le tamajaq et dans une autre qui m’était inconnue, le français.

    Je revois encore, dans ses yeux d’encre noire, briller une lumière que je n’ai jamais oubliée. Chez nous, personne ne savait lire. Pour la première fois, j’étais en contact avec un Touareg possédant cette extraordinaire faculté. Intuitivement, malgré mon jeune âge, j’ai compris que ces quelques feuilles de papier recelaient un immense pouvoir. Et cela m’a ébloui.

 

    Tu as été ma seconde chance d’approcher le monde. Toi mon ami, qui ne m’as plus quitté à partir du moment où je t’ai rencontré, à l’âge de dix ans. Toi qui m’as accompagné quand mes sandales de cuir s’enfonçaient dans le sable brûlant, quand mes pas faisaient danser la poussière sur les pistes ocres du désert. Qui étais avec moi près du troupeau et même lorsque je buvais le lait tiède de chamelle ou que je mangeais la taguella, cette délicieuse galette que ma mère faisait cuire sous les cendres et le sable chaud. Entre dunes et montagnes, dans mon univers minéral aux nuances dorées, grises ou crème, tu m’as toujours été fidèle.

    Alafawas mon frère et Dasin ma petite sœur t’avaient également vite adopté. Mais ils respectaient le fait que tu m’appartenais, à moi Amazigh, dont le prénom signifie « homme libre ». Comme si mes parents, en me nommant ainsi, avaient su qu’un jour je partirais suivre le rêve que tu m’as amené.

 

    Ma mère, comme toutes les femmes touarègues, était très respectée. Je ne sais comment elle avait entendu parler de l’association « École des sables ».  Voyant que tu ne me quittais pas, elle m’en a parlé un matin, tout en confectionnant la taguella.

    – Cela te plairait d’étudier dans une école ? m’a-t-elle demandé.

    Et sans attendre ma réponse, elle m’a parlé cet endroit merveilleux, où des instituteurs enseignent aux enfants nomades dans des paillotes.

    Je n’en croyais pas mes oreilles.

    – Cela se trouve où ? ai-je réussi à articuler.

    – Dans un oued au Nord d’Agadez. Je sais qu’un dortoir y a été aménagé, dans lequel tu pourrais loger avec d’autres garçons, pendant les déplacements de notre tribu pour les besoins des troupeaux.

    – Ce serait… merveilleux, ai-je simplement dit.

    – Je vais en parler à ton père, a-t-elle conclu en me regardant intensément.

    Dans mes yeux, devaient danser des étoiles.

    Le soir-même, mon père lui donnait raison et m’annonçait qu’il allait m’y inscrire.

    Mis à part celui où je t’ai connu, je crois que cela a été le plus beau jour de ma vie. J’allais enfin découvrir cet univers exaltant que dans mon ignorance, tu m’avais longuement fait toucher du doigt et auquel je rêvais chaque nuit.

 

    Aujourd’hui, je suis étudiant en France, où je prépare un BTS de photographie. Grâce à toi mon ami, je deviendrai un jour reporter photographe. Je veux aussi rendre hommage à cet enfant étranger, ce frère aux cheveux d’or comme le sable du Sahara, qui l’année de mes dix ans, alors que dans un village je proposais à ses parents nos fromages de chèvre, t’a tendu vers moi en souriant dans sa main grande ouverte. Toi, mon premier livre, petit ouvrage destiné aux enfants, un peu écorné mais absolument magique. Empli de paysages époustouflants, d’animaux étranges et de mots contenant le savoir, qui m’attiraient comme un moucheron fasciné par la lumière. Le jeune étranger n’imaginait sans doute pas que son geste allait changer mon destin.

 

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