Belle et rebelle

PRIX DENISE BOIZOT 2018
Premier prix dans le cadre du concours de nouvelles organisé par les associations « Les paralysés de France » et « Regards ».
(Thème du concours : « Le ciel, le soleil et la mer ».)

 

BELLE ET REBELLE

La vague s’enroule dans un bleu vert translucide orné de dentelle blanche. Puis elle éclate en une énorme gerbe, qui court le long de la grève. Dans un léger crépitement, la douceur mousseuse se répand en bulles étincelantes recouvrant le sable mouillé. Le soleil dans les yeux, Alizée est assise au milieu de l’écume. Depuis toute petite, elle aime intensément la mer. Plus précisément les grandes plages océanes qui bordent la côte landaise. Il faut dire que durant son enfance, elle passait les vacances d’été dans la maison de ses grands-parents, tout près d’ici, et que désormais, elle y vit avec sa mère.

Du haut de ses dix-sept ans, Alizée est une adolescente rebelle. Elle trouve sa vie moche, injuste, cruelle. Parfois, pour un rien, elle entre dans de grandes colères. Qui sont devenues légendaires, dans la famille. À ces moments, les mots dépassent sa pensée, elle hurle après tout le monde et ensuite elle regrette. Pour l’instant, elle n’a pas trouvé d’autre façon pour exprimer ses souffrances. Son immense révolte. Son malaise sans fond, dans une société où elle a l’impression de ne pas avoir sa place.

Elle a arrêté de se brosser les cheveux quand ses parents ont divorcé, peu après son entrée en sixième. Ses dreadlocks sont authentiques, magnifiques et parfaitement assortis à ses yeux caramel. Mais ils font pousser les hauts cris à ses grands-parents paternels à chacune de leurs rencontres. Que diraient-ils s’ils voyaient les trous de huit millimètres dans chacun de ses lobes d’oreilles, dissimulés par les écarteurs ou le nouveau piercing dans son nombril ? Mais la jeune fille s’en fiche royalement. De toute manière, ils sont bien trop vieux pour la comprendre. D’ailleurs, qui le peut vraiment ?

Certainement pas sa mère Chrystelle, qui ne cesse de rouspéter lorsqu’elle pénètre dans la chambre de sa fille, à cause des vêtements qui traînent par terre ou bien de la poussière qui s’accumule sur chaque meuble.

– Alizée, tu n’es pas manchote quand-même, tu pourrais ranger ton pantalon sur la chaise !

Qu’est-ce que ça peut bien lui faire si j’aime le désordre et les petits grains qui dansent dans les rayons de lumière ? bougonne Alizée. Elle refuse que Chrystelle s’occupe de son antre. Sa tanière. Dans laquelle elle se réfugie dès qu’elle en ressent le besoin. Une chambre, c’est privé, non ?

Quant au père d’Alizée, il habite loin, au Canada, avec sa nouvelle femme et leurs deux fils. Elle ne le voit jamais. De toute façon, elle n’a jamais été très proche de lui.

Restent ses amis. Parlons-en de ses amis ! Déjà qu’elle n’en a pas beaucoup… Justine l’a laissée tomber maintenant qu’elle a rencontré Mathieu, avec qui elle a l’air de filer le grand amour. Violaine a déménagé et les deux adolescentes ne communiquent plus que sur Facebook. Erwan, son seul copain garçon, la considère toujours comme une petite fille et ne voit même pas qu’elle lui fait les yeux doux. Ou bien il fait exprès de ne pas comprendre. Pff, quelle galère ! Elle est seule, oui. Bien seule.

Elle prie souvent pour qu’un grand vent se lève, à l’image de son prénom et l’emporte loin d’ici. Elle s’imagine, courant à perdre haleine sur une plage de sable blanc bordée de palmiers, tournoyant en reine de la fête, au bras d’un jeune homme rayonnant, dans les accents joyeux d’une musique exotique. Puis le grand moment arrive, celui auquel elle songe tous les soirs dans son lit. Le jeune homme l’entraîne sur la plage et ils font l’amour au bord des vagues. Il est expérimenté, il l’ouvre doucement, avec respect, la révélant à elle-même. Il lui offre des sensations nouvelles, inédites, qu’elle reçoit, léchée par l’écume tiède, les yeux ouverts sur les étoiles. Dans un autre monde, celui de ses rêves, où il fait bon vivre, où tout est plus beau et plus facile.

En vérité, l’un de ses plus grands plaisirs est de se rendre au bord de l’océan. Elle se souvient parfaitement de ses premiers jeux avec lui, c’était ici, sur cette plage. Elle devait avoir six ou sept ans et elle jouait à se faire peur face aux vagues qui déferlaient. Elle se disait : Ouh la la, celle-ci est énorme, quand elle va arriver, elle va me retourner ! Et celle-là c’est encore pire, elle se brisera sur moi et m’engloutira ! Elle attendait jusqu’au dernier moment, celui où l’écume allait la toucher et d’un bond, elle se redressait en criant vers le ciel.

Son papi et sa mamie qu’elle aimait tant vivaient encore. L’ambiance était douce, en rentrant après la baignade dans leur maison au milieu des pins. Maintenant ils sont partis tous les deux, l’un après l’autre à un an d’intervalle. Chrystelle a hérité de la maison et elles s’y sont installées toutes les deux.

Alizée n’aime pas les études. Elle pense que ça ne sert à rien de se triturer le cerveau pour ingurgiter des connaissances qui de toute manière, ne lui serviront jamais dans la vie. Et puis les autres élèves ne sont pas toujours tendres envers elle. Le harcèlement, ça existe dans tous les établissements et c’est très dur à vivre. Surtout quand on est comme elle, douce et sensible. Aussi, la jeune fille a fini par abandonner le circuit scolaire traditionnel. Mais sa mère a insisté pour qu’elle continue à étudier par correspondance. Cependant plus ça va, plus Alizée lâche prise.

Elle se sent à l’étroit, elle étouffe dans cette société de compétitivité, qui demande de faire toujours plus et toujours mieux, sans se soucier du rythme de chacun. Qui soit fabrique du chômage, soit presse les gens comme des citrons quand ils ont la chance d’avoir un travail, dans un unique but de rentabilité. L’argent, toujours l’argent. Cela peut-il représenter un but en réalité ? Pas le sien en tous cas. La jeune fille rêve de partage, de solidarité, d’humanité. Il est là son idéal de vie et c’est vers lui qu’elle veut aller.

En fait, en réfléchissant bien, à part la mer, il y a un seul endroit où elle se sent vraiment à sa place. Quand elle se retrouve parmi les fleurs. Elles détiennent un véritable pouvoir, celui de parvenir à l’apaiser enfin. Auprès d’elles, la jeune fille oublie les difficultés de sa vie, les peurs, les doutes, la solitude qui l’étreignent si souvent. Pour elle, c’est une véritable passion. La seule d’ailleurs, qui les relie, avec Chrystelle. Car Alizée a grandi au milieu des teintes gaies, des parfums subtils, de la délicatesse des plantes, que les clients viennent chercher jour après jour dans la petite boutique nommée : Le jardin de Chrystelle .

Déjà enfant, elle pouvait observer sa mère pendant des heures dans le magasin. Elle était particulièrement fière et répétait à qui voulait l’entendre :

– En bouquets, ma maman est la plus forte !

Et c’est vrai que Chrystelle possède un don. Roses, pivoines, lys et autres merveilles se transforment sous ses doigts en compositions florales inédites, harmonieuses et originales, qui ravissent les clients.

Alizée quant à elle, préfère les fleurs sauvages. Avec trois fois rien, elle les mêle aux feuillages et aux herbes aromatiques, créant d’instinct des gerbes foisonnantes. Odorantes. Aux mille nuances, qui l’émerveillent comme un feu d’artifice.

– Tes bouquets champêtres sont pleins de fantaisie, de spontanéité et de fraîcheur, ils font du bien à l’âme… lui a confié récemment une cliente. Tu dois absolument continuer, je suis sûre qu’un jour tu égaleras ta mère !

Ces mots ont beaucoup encouragé la jeune fille. Bien sûr, Chrystelle la félicite de temps en temps, mais là ce n’est pas la même chose. Une personne ne faisant pas partie de ses proches, a reconnu son talent. Et quand on manque terriblement de confiance en soi, quelques mots gentils ont parfois la capacité d’influencer un destin.

Depuis, un brin de lumière a commencé doucement à luire, à percer la grisaille des jours d’Alizée. Un espoir qui se dessine. Peut-être avec un peu de chance, pourra-t-elle préparer un CAP de fleuriste. Amener aux autres quelques brassées de douceur et de beauté. À tendre à bout de bras, dans un sourire. Pour une fois, elle sait que sa mère sera d’accord avec elle.

Un peu plus loin, Chrystelle contemple Alizée. Elle est si belle, sous ce ciel pur, assise seule dans l’écume scintillante. Des traits fins, une silhouette svelte, une fragilité désarmante aussi, qui se devine malgré la révolte intérieure qui parfois la submerge. Si elle pouvait plus souvent arborer un tel sourire, si radieux. Il faut dire que depuis quelques années, la vie la malmène rudement.

Poussant un grand soupir, Chrystelle essuie les larmes perlant au coin de ses paupières, puis avance vers sa fille qui vient de se lever. Elle lui tend une main sûre, afin de lui éviter de trébucher et s’affaler sur le sol. Elle l’aide à traverser lentement la minuscule langue de sable blond devant le muret de pierre à l’entrée de la plage.

Bien sûr, elles ont choisi cette heure où la marée est la plus haute. Avec sa myopathie, diagnostiquée à l’âge de douze ans, Alizée a les jambes si faibles qu’elle ne peut aller seule bien loin. Heureusement, contre le muret l’attend son fauteuil roulant électrique.

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